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lettresdumonde
28 janvier 2024

Lire les chroniques d'André Markowicz

Quand on attend novembre

Ce qui est désespérant dans une guerre longue, c’est la fatigue. La fatigue des gens, bien sûr, mais aussi la fatigue économique, ou, plus précisément, la mise en scène de cette fatigue économique. La Russie continue de perdre, jour après jour, des centaines de soldats, de tués et de blessés, elle continue d’attaquer, — les Ukrainiens aussi perdent des centaines d’hommes par jour, mais beaucoup moins – et ces gens qui meurent ne meurent pas pour prendre un champ, une tranchée, au mieux (ou au pire) un quartier de ville ou une ville. Ils meurent pour que le temps passe.
Il faut reconnaître que nous avons vécu une inversion au cours de l’année dernière. Alors que les sanctions économiques semblaient devoir épuiser les ressources russes en l’espace de quelques mois, nous avons vu la Russie profiter de toutes les failles du dispositif mis en place par l'Occident. Certes, plein de choses ne sont plus exportées vers la Russie, et la Russie a vu chuter d’une façon drastique ses exportations de matières premières, mais comme les exportations occidentales continuent naturellement vers des pays tiers et neutres, ce sont ces pays neutres qui les renvoient aux Russes, directement ou indirectement, et souvent avec la complicité active des entreprises occidentales, heureuses de ne pas perdre des « parts de marché », même d’une façon détournée et secrète (enfin, pour le secret, c’est un secret qui s’affiche partout). Bref, les sanctions ne fonctionnent pas comme elles devraient, – à cause des lois du marché. L’inversion consiste dans le fait que c’est la Russie qui épuise nos économies, – utilisant à l’égard de l’Occident la tactique de Reagan contre l’URSS, – la course aux armements.
Qui épuise nos économies, ou qui nous le fait croire.. Parce que c'est pire que ça. La Russie n’épuise pas du tout nos économies. Elle s’arrange pour faire croire à nos opinions publiques qu’elle le fait, et que le quota de dépenses militaires pour aider l’Ukraine vient grever le budget de tous les pays occidentaux. Factuellement, c’est faux : j’avais vu passer cette réflexion d’un économiste qui expliquait que l’aide américaine à l’Ukraine était quarante fois plus faible que celle que les USA fournissaient à la Grande-Bretagne pendant la guerre et ce, sans compter l’aide, gigantesque, que les USA fournissaient en même temps à l’URSS et le fait qu’ils étaient en guerre eux-mêmes. Bref, l’aide militaire occidentale se compte, certes, par milliards de dollars – et ces milliards de dollars impressionnent le vulgum pecus dont je suis – mais elle est nettement, très nettement insuffisante, et, quoiqu’il en soit, insignifiante par rapport au PIB des pays occidentaux.
La Russie, quant à elle, est passée à l’offensive partout où elle le peut, non pas seulement à Koupiansk ou Avdéïevka, mais dans le monde entier, pour créer une instabilité partout et multiplier les fronts, et pour une seule raison : pas du tout pour renverser l’ordre mondial (renversement l’ensemble de la planète, y compris une Chine déjà très mal en point) mais pour faire arriver au pouvoir, les uns après les autres, au fur et à mesure du calendrier électoral, dans les différents pays de l’Occident, des gouvernements populistes qui seraient élus sur la vague de l’inquiétude née de l’instabilité. Née aussi, évidemment, de l’épuisement du libéralisme ou, disons, de sa radicalisation, c’est-à-dire de la colère, légitime, des gens contre les injustices des politiques libérales.
Le dernier « Rammstein » vient d’avoir lieu, et j’apprends que, pour la première fois (il y a 18 rencontres auparavant), les USA n’ont annoncé aucune nouvelle livraison de matériel à l’Ukraine, laissant tout le poids de l’aide à l’Union européenne, qui ne livre que des quantités, là encore, insignifiantes, et qui le fait avec une lenteur savamment calculée. Le gouvernement américain, pendant toute l’année 24, sera englouti par la campagne électorale, et donc le monde cessera d’exister jusqu’en novembre — après quoi il y a de fortes probabilités que ce soit Trump qui soit élu (mais quelles sont les probabilités qu’un candidat du RN ne soit pas élu en France en 2027 si tout continue comme ça va aujourd’hui ?...)
Cela signifie que l’Ukraine devra, d’une façon ou d’une autre, tenir seule et que, dans le meilleur des cas, l’année 2024 sera, elle aussi, celle d’une guerre de tranchées.
L’Ukraine doit affronter toutes les crises en même temps. Il y a la guerre, ça va de soi, et donc l’effondrement de son potentiel économique. Mais il y a aussi la guerre à l’intérieur, contre la corruption , et l’issue de cette guerre est aussi incertaine que celle qui est menée contre la Russie, parce que les structures de la corruption, les habitudes, sont enracinées depuis des siècles – c’est tout l’héritage impérial russe, et soviétique. Cette lutte n’est pas seulement indispensable pour satisfaire les critères de l’entrée dans l’UE (d’ici des années et des années), mais aussi, par exemple, pour lutter contre les passe-droits pour la mobilisation, et cette lutte-là, pour une mobilisation totale, est, on le comprend, tout sauf populaire. Parce qu’il y a l’élan patriotique qui a saisi chacun quand la guerre a éclaté, et il y a la réalité de partir faire la guerre, et de pouvoir se faire tuer, pour chaque homme valide du pays. Ça, c’est totalement différent. Bref, oui, l’Ukraine doit mener une guerre intérieure double : à l’intérieur de ses frontières contre les envahisseurs russes, et à l’intérieur de sa société, pour la rendre plus juste et plus solide. Tout cela en même temps.
D'autant qu’il est clair aujourd’hui que l’Occident est, dans les faits, le meilleur allié de Poutine, — au sens où il veut absolument que la fiction d’une stabilité russe puisse continuer. Aucune instance mondiale ne veut le renversement de Poutine et des réformes en Russie. Personne. Parce que la guerre froide du temps de l’URSS a été un temps de stabilité, et d’une sécurité cynique : on pouvait se battre au Vietnam ou n’importe où ailleurs, ça ne touchait pas à l’ordre économique mondial. C’est quand l’URSS s’est mise à s’effondrer que le danger véritable a commencé à se faire jour.
Or la Russie est loin d’être stable. Le pouvoir de Poutine est là, indiscutable, construit sur un système qui, aujourd’hui, est ouvertement celui de la terreur – pas encore celui d’une terreur de masse, mais d’une terreur de plus en plus répandue, et qui donne à comprendre qu’elle peut s’étendre encore. L’élection de Poutine est assurée, et, à l’évidence encore, ce ne sera pas une élection. Mais il se passe des choses étranges avec ces élections. Il y a eu l’épisode d’Ekatérina Dountsova, cette inconnue qui a, en deux-trois semaines, rassemblé un mouvement réel dans toute la société autour de sa possible candidature (au point que cette candidature a été retoquée tout de suite), et il y a aujourd’hui celle de Boris Nadejdine, qui affirme que, s’il est élu, il mettra fin à la guerre. Là encore, ce sont des centaines de milliers de personnes qui veulent signer pour lui permettre de se présenter (le code électoral autorise toute candidature à partir du moment où le candidat a réuni sur son nom 100.000 signatures préalables). Nous verrons dans les jours qu’il vienne s’il est autorisé à se présenter (c’est tout sauf sûr), mais le seul fait qu’il apparaisse montre que le soutien de Poutine est beaucoup moins fort dans le pays que ce qu’il donne à voir. La Russie est traversée, en profondeur, par des courants de mécontentement. – Et tout le monde comprend que les chiffres de croissance de son économie sont faux, puisqu’ils ne reposent que sur la production militaire. Tout le reste est non seulementen stagnation, mais en recul considérable, c’est-à-dire que la vie de la population se dégrade de mois en mois.
Je ne dis pas du tout que cela suffira à renverser la dictature. Je dis juste que la Russie n’est pas stable du tout.
Sur le terrain, les Russes ont avancé à Avdéïevka (en passant par un long passage souterrain qui les a menés à l’intérieur même des limites de la ville, derrière certaines lignes ukrainiennes). Ils ont perdu, d’après ce que j’ai compris, 43000 morts depuis le début de l’offensive (et, d’après les correspondants de guerre russes, aujourd’hui, le ratio de pertes ukrainiennes est de 1 pour 10). Encore une fois, ces morts n’ont aucune importance. Il y en aura vingt fois plus et ce sera pareil. Tout le monde attend novembre prochain.
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