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lettresdumonde
4 novembre 2019

Solitude (2)

...Armand avait maintenant vingt ans et il revoyait tout le peuple de ses souvenirs. Il avait vécu toute son enfance comme dans un rêve joyeux. Il se souvenait des meilleurs instants quand son père, à des heures toujours changeantes, rentrait de la mer, essoré, avec son ciré jaune sur les épaules. Il était pour lui un héros. Le soir, au premier étage de la petite maison de pierres grises située rue de Lille dans le vieux Boulogne ceinturé de ses remparts, il lui racontait ses exploits de la journée. Armand s’endormait luttant contre la houle, emporté dans le vent du nord qui le berçait et par le plaisir d’entendre la voix en terpnos logos sophrologique de son père qui savait si bien raconter des histoires. Sa mère assistait tout autant que lui à ses séances de mer. Souvent elle aimait aborder avec ses collègues dans la langue de Shakespeare, la mer, la tempête, l’océan, les îles. Elle avait retraduit Tournier.

 Armand Dommas affuté à ses travaux visionnait encore et encore ce passé heureux dans cet atelier quai d’ A°°° quand la petite voix était venu à nouveau de loin et semblait couler avec le sang de son doigt, articulant avec la plus grande clarté « tu peux Armand ». Armand Dommas se demandait bien ce qu’il pouvait quand le rabot avait dérapé et entamé l’index de sa main gauche. Il laissait s’écouler un petit fleuve, un flot de sang rouge. « Tu peux » refaisait la voix qui insistait dans le vestibule de sa conscience. Dix-neuf heures trente sonnaient à la grande horloge installée sur le grand mur en face du pont de l’atelier. Armand Dommas allait s’arrêter. Il était fatigué. Son doigt battait. Il allait rejoindre son petit appartement rue des F°°°M°°° pour dormir un peu et se replonger dans son enfance heureuse. Armand enfilait son blouson de cuir noir, un peu trop petit pour lui désormais, celui que ses parents lui avaient offert pour l’anniversaire de ses quinze ans. Hiver comme été, il portait ce vêtement comme une trace indélébile laissée sur sa vie par Augustin et Bertille.IL faisait coulisser la porte du hangar dans le sens fenêtre pour rejoindre le début de la nuit qui murmurait aux oreilles du Dunkerquois. Le ciel du nord était coiffé de lourds nuages. La lumière tombait de quelques étoiles et de la lune grosse. Il faisait encore clair en ce troisième jour d’automne. Armand avait dix minutes à marcher dans la ville pour atteindre ses pénates solitaires. Soudain la petite voix fine se remettait à cogner inlassablement : « tu peux, tu peux, tu peux, Armand ». Armand Dommas sentait sa main dans sa poche qui se crispait sur son vieux couteau d’Opinel que lui avait transmis son père alors qu’il avait douze ans. Il ne le quittait jamais. Armand se souvenait que l’Opinel avait souvent servi pour fabriquer ses petits objets en bois quand il était enfant. Sans doute, la lame avait-elle formé en lui inconsciemment une vocation, le travail du bois et la charpente, l’ossature et l’odeur des bateaux avaient fait le reste. Son couteau était relié maintenant par un transparent cordon qui venait de sa tête et lui communiquait le « tu peux, tu peux ». Armand tournait au coin de la rue des B°°° quand juste en face de lui venait en sens inverse un homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux gris. La pluie s’était mise à tomber dru sur les pavés. Frôlant l’homme qui marchait à pas lents avec une canne en bois rouge, Armand n’avait pas pu retenir sa main en autonomie que prolongeait son opinel. Il l’avait plongé dans la poitrine du monsieur entre deux âges. Il avait bien remué la lame dans tous les sens comme une coque de bateau balancée sur la mer tempêtueuse ...

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